Une dynastie de Maîtres Chandeliers en Suif

Publié le par Bloggesse

 

François et Claude Parfaict publient en 1743 une histoire des spectacles. Comme Raguenet père, ils ont été acteurs et l'ont connu. Ils parlent de lui en ces termes :

                                                                                                                                                                                           

JEAN-BAPTISTE RAGUENET, [1682-1755] fils de Raguenet, Maître Chandelier à Paris, qui fournissoit la Comédie Françoise avant le Sieur Pochet, après avoir fait ses études, quitta la maison paternelle, & fut voyager en Italie. De retour à Paris, le goût de la Comédie le saisit, au point qu'il retourna en Province dans une Troupe, avec laquelle il demeura deux ans ; l'envie de revoir encore Paris le rappella dans cette Ville, où il offrit ses services à Dolet & à Bertrand, qui les acceptèrent au moyen de la Pièce qu'il leur donna, & dont je viens de parler. L'année suivante, Raguenet passa dans la Troupe d'Octave, où il joua avec succès en 1713 [31 ans]. Raguenet parcourut successivement toutes les Troupes Foraines, jusqu'en 1730 [48 ans] qu'il [où il] quitta le Théatre & le commerce de Tableaux, dans lequel il étoit connoisseur.

                                                                                                                                                                          

Mémoires pour servir à l'histoire des spectacles de la foire par un acteur forain, François Parfaict, Claude Parfaict, Paris, 1743

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Selon son contrat de mariage avec Marie Hurel (9 décembre 1640), Jean Raguenet, l'arrière-grand-père de Jean-Baptiste Nicolas Raguenet, était déjà Maître Chandelier en Suif, c'est-à-dire qu'il avait été admis à faire et vendre de la chandelle, une fois reçu par les Jurés de la Communauté des Chandeliers.

Suif : T. n.m. Graisse de mouton, de boeuf, de porc dont on fait de la chandelle. En Médecine & en Anatomie, on distingue quatre sortes de graisses dans le corps de l'animal ; & la première qui se fige, & devient tellement dure qu'elle est aisée à rompre, lorsqu'elle est réfroidie, se nomme suif. Elle se trouve en abondance dans les moutons & dans les boeufs, au ventre inférieur, & autour des reins

Définition du mot suif au XVIIIe siècle, trouvée dans le dictionnaire d'un site de généalogie : le Dictionnaire dit "de Trévoux

 

Pour ce faire, à la fin de son apprentissage et à sa majorité, il avait dû présenter un chef d'oeuvre ou bien prouver qu'il était fils de Maître Chandelier, puis il s'était acquitté d'une taxe (autour de 8 livres, soit 10 euros environ). Un grand banquet avait été ensuite offert aux maîtres par les apprentis (la majorité à l'époque s'obtenait à 25 ans).

Au fil du temps, cette profession fut indifféremment rattachée aux bouchers, épiciers ou aux apothicaires (pharmaciens), en raison notamment des odeurs caractéristiques qu'elle exhalait. Comme l'illustrent les Raguenet, le métier s'exerçait souvent de père en fils et, l'apprentissage étant considéré comme naturel chez les enfants des maîtres, ceux-ci étaient dispensés des six années d'apprentissage à l'extérieur et des deux années de compagnonnage exigées par la corporation.

Quant à la thèse selon laquelle les Maîtres Chandeliers en Suif étaient rattachés à la corporation des Bouchers(1), elle s'appuie sur le fait que, avec la peau et les tripes qui constituaient le profit en nature des bouchers, la fonte des suifs était assurée par les bouchers majoritairement à destination des chandeliers.

Si l'on considère les nombreux usages d'une chandelle à cette époque (à domicile, lanternes d'éclairage public, églises, processions (cierges), cabarets, théâtres...), le métier de Chandelier en suif fut un métier prospère jusqu'aux nouveaux perfectionnements apportés à la lampe à huile (fin XVIIIe), puis à l'arrivée de la lampe à pétrole.

(1) ou Grande Boucherie. A Paris, la  Grande Boucherie était située au Grand Châtelet, paroisse Saint Jacques de la Boucherie, dont l'actuelle tour Saint Jacques est un des vestiges de l'église du même nom (Paris 4e).

Samar1810VJ Nicolle 5675043Vers 1810 - Eclairage public sur le Pont Neuf, par Victor-Jean Nicolle (1754-1826)

 Pendant le cours de l’année, les grands et les riches prient Dieu à la lueur d’un cierge gros comme le doigt ; il leur en faut un à la Chandeleur plus gros que le bras ; mais peu importe à l’art.

 

Les statuts des chandeliers-ciriers-huilliers exigent six ans d’apprentissage.
Les principales opérations de leur métier consistent :
- à clarifier le suif et la cire ;
- à couper et à ajuster les mèches de deux fils de coton et d’un fil de chanvre ;
- à les attacher par rangées à une baguette ; à les plonger et à les replonger, jusqu’à ce qu’elles aient la grosseur et le poids convenables, dans le vase qui contient le suif bouillant, si l’on veut faire de la chandelle de suif, ou dans celui qui contient la cire bouillante si l’on veut faire de la chandelle de cire.
Avis à nos frères et au public : plusieurs chandeliers, qui plongent leurs chandelles dans le mauvais suif, les plongent une dernière fois dans le bon, ils font des chandelles fourrées.
La meilleure chandelle de cire vient du Mans.
Prix de la chandelle de suif, un sou.
Prix de la chandelle de cire, trois sous »

Histoire des français aux divers états aux cinq derniers siècles, par Amans-Alexis Monteil, Lecou, Paris, 1847, (chandeliers au XIVème siècle)

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Un atelier de chandeliers en suif (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert)

''Les maîtres possédaient un métier à eux, un atelier qui leur appartenait, parce qu'ils l'avaient acheté ou reçu de leur père. Les valets aspiraient paisiblement à la maîtrise, afin de devenir, quand ils l'auraient obtenue, chefs à leur tour, en épousant la fille ou la veuve du patron. Les apprentis avaient la même perspective en suivant la même filière.''

Livre des métiers d'Etienne Boileau publié par Lespinasse et Bonnardot, Imprimerie Nationale, Paris, 1879 (Avant-propos par Lazare-Maurice Tisserand)

La vie familiale des Raguenet s'égrenait donc au rythme du marché aux suifs qui avait lieu chaque jeudi, entre 10 heures et 13 heures, à Paris, place aux Veaux, à la Grande Boucherie (Grand Châtelet), suivant une sentence du Prévôt de Paris du 16 septembre 1630. 

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Traité de la police, Nicolas Delamare, Paris, Brunet, 1722

Les statuts de la corporation des Maîtres Chandeliers en Suif sont contenus dans l'ouvrage Les métiers et corporations de la ville de Paris d'Etienne Boileau, René de Lespinasse et François Bonnardot, Paris, Imprimerie nationale, 1879. Ils sont résumés ci-après avec l'aide du site Grande Boucherie de Paris :

La fabrication et la vente des chandelles étaient l'objet d'une surveillance scrupuleuse de la part des quatre Jurés du métier. La fraude se faisant surtout par le mélange de mauvaises graisses avec le suif. Notamment, on défendait tout rapport entre Chandeliers et Regrattiers [(1)], parce que les derniers cherchaient à utiliser leurs résidus dans la fabrication des chandelles. Une amende de cinq sous et la perte des objets falsifiés étaient les peines encourues : "Fause oevre de chandoile de suif," dit l'article 14, "est trop domacheuse chose au pauvre et au riche, et trop vilaine". Quand un bourgeois voulait faire faire des chandelles chez lui, le maître devait venir en personne mettre en route les opérations ; s'il envoyait seul un de ses apprentis, il était passible d'amende.

(1) Au XIIIe siècle, le commerce est déjà détenu par des grossistes et des détaillants. On appelle regrattier celui qui vend au détail des denrées alimentaires. Ils sont très nombreux dans Paris et paient un droit au roi pour exercer leur activité. Ils se fournissent aux Halles, auprès des établissements religieux qui possèdent des terres de culture ou encore auprès des maraîchers proches de la ville. Ils commercent en boutique ou sur des étals à même la rue, mais les places sont déjà très réglementées par le Voyer du Roi. Le Voyer est délégué par le pouvoir royal pour veiller à l'entretien des voies et tout ce qui concerne leurs habitants et les activités qui s'y déroulent.

 

 

LA CHANDELLE HORAIRE

"La représechandelle2.jpgntation se jouait "à pleines lumières", la scène était éclairée comme la salle, soit avec des chandelles de suif, moins chères, mais dégageant de la fumée et des odeurs nauséabondes, soit avec des bougies de cire.

La durée d'un acte était calculée d'après le temps que mettait une chandelle à se consumer. Les entractes servaient à changer les chandelles."

Promenade à Paris, visite guidée de la Comédie Française, par Anne Chabanelle

 

Mais cette profession avait aussi bien des inconvénients, comme nous le verrons dans un prochain article.

 

 

Sources et liens :

La réglementation des communautés de métiers sur studility.com et l'article Puissantes corporations sur le Rag'Blog

Le blog Lieux Sacrés de "Madame Dulac" donne un aperçu de l'histoire de l'église St Jacques de la Boucherie

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